[LIVRE] Biodiversité, quand les politiques européennes menacent le vivant. Connaître la nature pour mieux légiférer. Yves Michel, 2017.

 « Biodiversité, quand les politiques européennes menacent le vivant. Connaître la nature pour mieux légiférer ». Inès Trépant, 363 pages, Editions YVES MICHEL

 
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Note Générale:
 
 

 
Un scandale politique contre le vivant !
 
Comment aborder cet ouvrage hallucinant ? Comment vous expliquer que le vivant est géré in fine, au niveau européen, par la commission : une poignée de personnes désignées par des gens élus par la population, mais qui n’ont pas été élus spécifiquement pour défendre un aspect déterminant de notre avenir ? Bref... comment expliquer que ce qui nous est finalement vital, la biodiversité, la production de nourriture, notre environnement, le climat, l’agriculture, le vivant en général, fasse l’objet de décisions arbitraires de gens peu (in)compétents, et soient piloté par des intérêts privés fort lucratif, au nom du sacro-saint libre échange européen, lui-même soumis aux lois de la croissance et du commerce de l’OMC ? Comment comprendre que ça n’éclate pas en un scandale international ? 
 
Pour les courageux, cet ouvrage rejoint en ligne droite mes notes de lectures sur l’agroécologie: « la révolution Agro-Ecologique« : https://www.facebook.com/RaphaelGoblet/posts/10157833261466879) et « Reprendre la Terre aux Machines » : https://www.facebook.com/RaphaelGoblet/posts/10157843318606879. Les questions de bio économie sous l’aune du regard Georgescu-Roegen sont aussi centrales (ma note de lecture est ici: https://www.facebook.com/RaphaelGoblet/posts/10157666802576879)
 
J’ai eu la chance de passer une bonne matinée avec Inès Trépant lors de mes études d’éco conseiller à l'Institut Eco-Conseil, entouré de ma trentaine de collègues aspirants éco-conseillers (Salut la PHD7 !). Le sujet du jour était : la PAC (politique agricole commune). Sachant qu’on allait recevoir une personne de « l’intérieur » (Inès travaille à l’Europe pour la commission au développement, en plus d’être guide nature et fondatrice de la Grappe, renseignez-vous là-dessus c’est intéressant), j’avais aiguisé mes armes et affûté mes arguments anti-PAC (que je considère depuis longtemps comme une vaste escroquerie démocratique, écologique, économique et agriculturale). 
 
Pour rien. Elle est plus que sceptique, elle aussi…
 
Inès Trépant, en conférence, est quelqu’un qui ne tient pas en place, passe d’un sujet à l’autre, qui développe une arborescence de pensée extraordinaire et impressionnante. On voit tout de suite qu’elle maîtrise, mais surtout qu’elle est passionnée. Terriblement passionnée. A l’issue de sa conférence, la seule question qui nous est venue a été: « mais comment tu tiens le coup ???? ». Il faut dire qu’elle a passé son temps à dénoncer de long en large, exemples concrets et extraits de textes de lois européennes a l’appui, la schizophrénie européenne: entre la volonté de soutenir le commerce et la finance mondialisée (l’Europe doit devenir et rester la première puissance mondiale, avec la compétitivité que ça implique) et la nécessité bien emmerdante de tenir compte - au moins en vitrine - des préoccupations écologiques, les lois se chevauchent, s’annulent, se vident mutuellement de leur substance, voir même parfois se contredisent carrément. Et vous savez quoi ? Quand il y a conflit entre deux lois, ou plus courant encore, quand il n’y a pas de consensus au parlement (élu directement par la population)... c’est la commission (non élue directement) qui décide, entre eux (bien entendu sans influence aucune des lobbies qui logent par milliers à Bruxelles ). 
 
Il m’a fallu du temps pour terminer ce bouquin, tant il est dense, riche, démotivant parfois, complexe souvent... heureusement des encadrés réguliers donnent une rapide synthèse d’éléments importants, mais même les notes de bas de page sont riches... 
 
En 7 grands chapitres, elle nous dépeint, vu de l’intérieur, les démarchages, négociations et tractations en œuvre au niveau européen pour gérer tant bien que mal (souvent mal!) les fondamentaux de ce qui nous tient en vie: notre alimentation (l’agriculture) et la biodiversité (sans quoi l’agriculture n’existe pas). On en ressort avec le sentiment que quelque chose cloche, et à chaque chapitre, c’est un peu la même conclusion:
 
• Les gens qui décident pour nous n’ont soit pas les connaissances nécessaires pour décider en conscience, soit n’ont pas les couilles pour résister aux pressions des lobbies privés. 
 
• Le moteur principal de l’Europe est la compétitivité internationale sur le plan commercial. On pourrait imaginer qu’il s’agisse d’autonomie alimentaire, de préservation des ressources (sols, forêts, rivières, bocages, littoraux, ...). Mais en fait pas du tout. Ah mais c’est bien pris en compte, hein, ne vous tracassez pas. C’est juste législativement inféodé aux principes de libre échange, de non-entrave au commerce et autres chimères de croissance verte et de développement durable (on pourrait parler des heures de ça... développement durable = durabilité faible = soumission à la croissance = pas durable, Arthur Keller ne me contredira sans doute pas). 
 
• Nous courons à grands pas vers des catastrophes irréversibles, c’est su, connu, parfois compris, mais vous comprendrez bien, cher électeur, qu’on ne peut tout de même pas risquer délocalisations, fermetures, et l’emploi qui va avec au nom de la protection du vivant. On veut bien en tenir compte, mais pas au détriment des intérêts commerciaux. 
 
• Retenez, quoi qu’il arrive, et c’est sans doute la grande leçon du bouquin: si quelque chose nuit à la croissance, au niveau de décision politique européen, ce sera non. Point barre.
 
Avant de parcourir rapidement les thèmes des 7 chapitres, abondamment illustrés d’exemples, de textes de lois, de procédures verrouillant toute application de lois pourtant salvatrices, j’aimerais quand même aborder un aspect que le titre du livre ne dévoile pas: il s’agit d’un manifeste didactique (les habitués des questions de biodiversité n’apprendront pas grand-chose de neuf, mais remis dans le contexte de négociations politiques, c’est intéressant) expliquant les tenants et aboutissants des systèmes agroécologiques (c’est un vrai plaidoyer pour une politique d’agroécologie et d’agroforesterie à l’échelon européen), des services systémiques que la biodiversité nous rend (encore un peu pour l’instant), de nos dépendances (extrêmes !) à ces systèmes de biodiversité, et c’est aussi une défense solide et étayée qui vise à sortir du système agro industriel, en explicitant tous les coûts cachés pour nos sociétés: la bouffe est si peu chère parce que ce n’est pas son prix réel: il est camouflé par toute une série d’impacts en cascade qui sont assumés par... la collectivité: vous, moi, nos impôts, nos soins de santé (tellement d’actualité), la pollution et j’en passe. Si vous voulez vous arrêter ici, c’est bon, voilà ma conclusion: on est dans la merde et on n’a même pas les moyens de décider d’en sortir.
 
Balayons rapidement les chapitres...
 
1. La diversité génétique.
 
Inès Trépant nous explique comment les décisions politiques européennes appauvrissent drastiquement la biodiversité, en participant activement à un véritable génocide de la diversité génétique (qui permet précisément de lutter contre les maladies, les ravageurs, les épisodes climatiques défavorables) au profit des multinationales. Catalogue de semences, révolution verte, vol pur et simple de savoir ancestraux (plus de 10.000 ans de travail paysan au profit de tous privatisé en quelques années): Elle nous décrit comment, par méconnaissance, par intérêt, ou trivialement par facilité, l’Europe entérine des lois et procédures de facto nuisibles à la vie et sa diversité. Et comment elle se tire elle-même une balle dans le pied en pillant l’hémisphère sud de sa diversité, pourtant nécessaire au développement de nos propres biotechnologies. 
 
2. La privatisation du vivant et son expropriation. 
 
Chapitre hautement intéressant qui montre comment, malgré le souci (apparent) de préserver un semblant de biodiversité, tout, absolument tout est laissé à « la main invisible » du marché. Les OGM notamment (et le fameux gène Terminator – entre autres, il y a des dizaines d’exemples, hyper bien développé dans l’ouvrage - elle appelle ça les « nécrotechnologies ») : elle va au bout du raisonnement, c’est vraiment fouillé et complet. En fait, ce qu’elle pointe comme problèmes fondamental, c’est la sainte loi de l’ADPIC européenne: les règlements sur la propriété intellectuelle, qui est une sorte de cheval de Troie de l’industrie accepté en fanfare par l’UE. Au nom de la compétitivité et de la rentabilité, c’est finalement celui qui a déposé un brevet qui est maître de la nature. Peu importe que ce soit à l’avantage du monde au pour le seul intérêt financier du privé, c’est ça qui prime. Et ça fout le bordel partout, comme on peut s’en douter. 
 
3. Les biocarburants.
 
J’en ai déjà parlé pas mal dans ma note de lecture de Laurent Castaignède « Airvore », disponible ici: https://www.facebook.com/RaphaelGoblet/posts/10157973299376879. C’est de la poudre aux yeux économique, écologique, alimentaire, et ce même pour la seconde génération de biocarburants, au nom de la décarbonisation énergétique. Une réelle calamité, validée en connaissance de cause par des élites déconnectées, totalement hors sol, et sans doute un peu désespérées.
 
4. La bioéconomie.
 
Forcément s’il y a bio et économie dans un seul mot, toutes les personnalités politiques vont s’y engouffrer sans la moindre connaissance. La bioéconomie, initiée, ou en tout cas formalisée, par Georgescu-Roegen (« la décroissance ») a été tellement mal comprise qu’elle ne ressemble plus à rien: la nature, valorisée économiquement, s’en vient à être considérée comme un paramètre de spéculation comme les autres, à être gérée de manière abrutie comme un élément distinct - sans aucune interrelation - parmi d’autres. Le sol est devenu un « support inerte », les forêts une bête réserve de bois, la mer un stock à gérer: partant d’une intention louable (arrêter de considérer que la nature est gratuite), l’Europe se fourvoie dans des considérations d’ordre économique, en omettant totalement qu’il s’agit d’un vaste système d’interactions complexes, dont les « défauts peuvent être corrigées » (sic). Ce qui conduit à des aberrations écologiques (mais légales !), notamment au niveau de la gestion forestière qu’elle dépeint avec brio (et conviction)! 
 
Les chapitres 5 et 6 sont liés: engrais chimiques (5) et pesticides (6).
 
Elle démontre, s’il le fallait encore, le système néoféodal de l’agriculture, sous perfusion permanente d’engrais (le dogme N-P-K: azote, phosphore, potassium) et de cash, qui asservit l’agriculture aux techniques « modernes », en détruisant la vie des sols (nécessitant toujours plus de NPK), appauvrissant les apports nutritifs de notre alimentation, dénonçant les effets systémiques des pesticides (tout est super bien détaillé !) avec bien entendu l’exemple des abeilles mais pas seulement est en passe de ruiner notre futur à tous. En gros elle nous parle du triomphe de la mort sur la vie au nom de la compétitivité et de la croissance. Deux chapitres absolument nécessaires à lire et abondamment illustrés de manœuvres de lois européennes pour ne pas nuire... au libre-échange. 
 
7 . Le climat entre en scène !
 
En filigrane pendant tous les chapitres précédents - après tout c’est le problème n.1 (selon les médias, pourtant la biodiversité et les cycles azote/phosphore devraient être notre priorité !) - arrive enfin chapitre climatique. Elle démontre avec force d’exemples comment l’Europe dit soutenir les actions en faveur du climat et en même temps en gèle tous les germes, encore une fois en proclamant que quand même, il faut bien croître (vous remarquerez que peu importe la volonté, même de bonne foi, de faire quoi que ce soit, on reste soumis au paradigme de la croissance. 
 
Un long chapitre sur la PAC est développé ici (aucune idée de pourquoi ça ne fait pas l’objet d’un chapitre complet). Une chose est certaine: quand vous aurez terminé cette partie, vous serez comme moi convaincu que la PAC n’a rien de local, rien de vert, rien qui favorise pour de vrai la biodiversité... il s’agit seulement d’assurer le fait que l’Europe reste un des fleurons mondiaux de l’exploration de denrées (et aussi par la même occasions le premier importateur d’OGM à destination de l’élevage). Un système complètement fou, hors sol, pensé en termes de compétitivité pure, avec ça et là quelques aménagements de principes mais qui pallient à peine, vraiment à peine, aux dommages de la politique générale.
 
——
 
Plus j’avançais dans ce bouquin, plus je me disais que les alternatives n’ont aucune chance de venir d’en haut (j’en étais déjà pas mal persuadé, mais là j’en suis sûr). Les intérêts en jeu sont trop importants: d’un côté, des citoyens de plus en plus nombreux à réclamer non pas un meilleur niveau de vie mais bien une meilleure qualité de vie, dans le respect des équilibres naturels (que nous allons devoir, de gré ou de force remettre en état). De l’autre des intérêts internationaux, économiques, financiers et politiques, hors-sol et par définition incompétents à gérer les défis qui se présentent à nous.
 
Nous devons, je pense, de toutes nos forces et partout où nous le pouvons, s’opposer aux décisions de ces gens inopérants (ça ne marche pas, votre truc, vous devez quand même bien vous en rendre compte !) et incompétents (vous n’avez aucune idée de ce que vous faites), en même temps que soutenir les initiatives en marge de ce système, souvent ridiculisé par celui-ci (« vous ne nourrirez jamais la planète avec vos trucs ». N’empêche que si on y regarde de près, leur système à eux non plus) : on ne peut pas changer le système (j’en suis convaincu depuis un moment), on doit changer De système. Et pour ce faire, il nous faut construire des alternatives à la marge, en dehors de celui-ci. 
 
Nous avons des pistes sérieuses (agroécologie et bioéconomie sérieusement envisagées). Tellement sérieuses qu’elles dérangent (et ça, c’est bon signe!). Tâchons d’être vigilants sur ce qui nous est imposé, proposons (soutenons) des alternatives. Sans cela, des gens que nous avons élus nous conduiront droit dans l’impasse... il n’ont pas d’autre système de pensée.
 

 

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